Voyages d’une étincelle
La kabbale de Rabbi Isaac Louria
Un des plus grands kabbalistes de tous les temps est sans doute Rabbi Isaac Louria, le chef de file de ce que les historiens nomment la “nouvelle kabbale” ou « école de Safed ». Sa personnalité et les thèmes de ses réflexions sont devenus comme une sorte de pensée officielle de la kabbale avec des concepts clefs incontournables qu’il nous faut donc présenter et commenter.
Rabbi Isaac Louria
Un des grands kabbalistes de Safed fut Isaac Louria (1534-1572). Dans la littérature kabbaliste, il est surtout cité sous le nom du Ari ou Ari-Zal, “le lion [sacré]” (d’après les initiales de Haelohi Rabbi Yizhak, “le divin Rabbi Isaac”). Ce surnom était déjà utilisé à la fin du XVIe siècle, d’abord semble-til dans les milieux kabbalistiques en Italie. Cependant, les contemporains de Louria à Safed l’appelaient Rabbi Isaac Ashkenazi, Rabbi Isaac Ashkenazi Louria ou encore De Louria. Les séfarades épellent son nom de famille “Loria’: Son père, membre de la famille ashkénaze des Louria d’Allemagne ou de Pologne, émigra à Jérusalem, où il semble s’être marié dans la famille séfarade des Frances.
Né en 1534 à Jérusalem dans une famille allemande, R. I. Louria déploya à un âge précoce un esprit éblouissant. Son père mourut alors qu’il était encore enfant et sa veuve emmena le jeune garçon en Égypte où il fut élevé dans la famille de son frère Mordecaï Frances, riche fermier général. Les traditions concernant l’enfance de Louria, son séjour en Egypte et son initiation à la kabbale sont auréolées de légende ; il est difficile d’établir les faits avec précision.
Contrairement à l’opinion largement répandue selon laquelle il serait arrivé en Égypte à l’âge de sept ans, son propre témoignage, rappelant une tradition kabbalistique, dit qu’il a étudié à Jérusalem avec un kabbaliste polonais, Kalonymos.
En Égypte, Louria étudia sous la direction de David B. Salomon ibn Abi Zimra et de son successeur, Bezalel Ashkenazi. De son vivant, il devint une figure presque mythique et, voire par la seule puissance de ses idées, il aida à élever la kabbale à une position éminente dans certains aspects de la pensée juive. Malgré la brièveté de sa vie et de son activité à Safed, il exerça, pendant des siècles et jusqu’à aujourd’hui, un formidable impact sur le judaïsme.*
A dix-sept ans, deux ans après son mariage, il se mit à étudier sérieusement la kabbale. I1 se concentra particulièrement sur le Zohar et les opuscules de R. M. Cordovéro et opta, dans sa quête de la connaissance supérieure, pour une vie monastique. Finalement, par une pratique soutenue des techniques kabbalistiques, il commença à avoir des visions.
Vers le début de l’année 1570 (on ne possède pas de détails sur la vie adulte de Louria auparavant), il ressentit l’appel intérieur de s’installer à Safed. Il croyait que des exhortations divines lui intimaient de partir à des centaines de kilomètres avec sa famille. Ecoutant cette voix intérieure, il fut immédiatement accueilli par les kabbalistes de cette ville et étudia brièvement avec R. M. Cordovéro lui-même, qui mourut cette année-là.
Rabbi Isaac Louria aida à construire des quartiers d’habitation spécialement destinés à ses disciples et à leurs familles. Tôt le matin de chaque Chabbat, ses disciples et lui formaient une procession et se rendaient dans les champs avoisinants. Vêtus de longs vêtements blancs, ils attendaient de recevoir l’esprit de la “reine de Chabbat’: une présence qu’ils ressentaient comme une personnification du saint jour de repos. Ils accueillaient cet être éthéré présumé réel avec le chant Lekha Dodi (“Viens, ma bien-aimée”). Généralement, ences occasions, R. I. Louria donnait un enseignement sur le fonctionnement secret de la conscience humaine et du cosmos.
Comme pour nombre d’autres kabbalistes, ses déclarations étaient presque exclusivement orales. Il admettait volontiers son inaptitude à mettre ses enseignements par écrit, à l’instar du Baal Haorot, le Maître des Lumières: “C’est impossible, parce que toutes choses sont reliées entre elles. Je ne peux guère ouvrir la bouche sans ressentir comme si la mer brisait ses digues et déferlait. Alors comment exprimerais-je ce qu’a reçu mon âme, et comment pourrais-je le rédiger dans un livre.”
* Sur les grandes figures de la kabbale, le lecteur pourra consulter La Kabbale de Gershom Scholem.
Oeuvre et doctrine de Rabbi Issac Louria
Le principal disciple de Rabbi Issac Louria, également son biographe et scribe, Hayyim Vital (1543-1620), est le rédacteur de l’ensemble de ses oeuvres. Les œuvres de Vita1 comprennent dans l’édition actuelle plus d’une dizaine d’épais volumes, notamment le Serer Ets Hayyim (“Livre de l ‘Arbre de la vie”), le Sefer ha Hezionoth (“Livre des Visions”) et le Sefer ha Guilgoulim (“Livre des Transformations”). Ces œuvres reflètent l’intérêt du groupe de Safed pour des sujets comme les rêves, la méditation, les états de conscience modifiés et la parapsychologie.
La conception du monde de Louria, aux images audacieuses d’exil et retour, de mort et renaissance, se répandit avec une étonnante rapidité dans tout le monde juif. Ses enseignements donnaient à des milliers de gens une réponse précise sur la raison d’événements tels que l’expulsion d’Espagne et l’inquisition.
La mort physique n’était plus la fin de l’existence d’une personne et chaque individu était ici sur Terre dans un but spécifique. Ses idées vigoureuses donnèrent aux juifs, dans un monde hostile, un regain d’espoir et un sentiment de finalité. Son message fut porté d’abord en Turquie et au Proche-Orient, puis il gagna l’Italie, la Hollande, l’Allemagne et enfin la Pologne et l’Europe orientale. Avec leur puissance poétique indéniable, ainsi que leur respect pour la tradition juridique juive, les discours de R. I. Louria furent popularisés dans de nombreux ouvrages de la fin du XVIe et du XVIIe siècle. En particulier, ils formèrent la base de livres destinés à impartir une conduite éthique d’un point de vue ésotérique. De nouveaux livres de prières, dérivés des pratiques de la communauté de Safed, circulèrent librement. Les idées de Louria et de ses disciples inspirèrent aussi de nouvelles générations de poètes. De grands auteurs religieux comme Rabbi Moïse Zacuto (env. 1620- 1697) et Rabbi Moïse Hayim Luzzatto (1707- 1746) puisèrent directement dans les images kabbalistiques du Ari. Rabbi Moïse Hayim Luzzatto fut lui-même un kabbaliste ardent qui écrivit plusieurs ouvrages de kabbale faisant encore aujourd’hui autorité.
Les concepts fondamentaux : tsimtsoum, chevira et tiqoun
La kabbale de Rabbi Isaac Louria, comme nous l’avons souligné, connut un succès immédiat, car elle répondait aux questions existentielles de l’époque.
Il est nécessaire ici de simplifier énormément un ensemble de concepts qui sont exposés sur des milliers de pages. Les idées développées par Rabbi Isaac Louria sont en fait des étapes d’une philosophie de l’histoire qui peuvent se lire au niveau cosmique comme au niveau individuel.. . La doctrine hassidique insistera sur les mêmes thèmes et soulignera leur portée existentielle.
Il y a trois moments essentiels dans la pensée du Ari : le tsimtsoum (le “retrait”), la chevira (la “brisure”) et le tiqoun (la “réparation”).
Le Tsimtsoum ou le retrait
Nous reprendrons ce thème ultérieurement, mais nous préférons déjà en donner une vision d’ensemble qui permettra de mieux comprendre le développement historique de la kabbale. La théorie du tsimtsoum représente une des conceptions les plus surprenantes et les plus hardies dans l’histoire de la kabbale. Tsimtsoum signifie originellement “concentration” OU “contraction’: Dans le langage kabbaliste, le terme serait mieux traduit par “retrait” ou “rétraction’: Rabbi Isaac Louria se posa les questions suivantes: – Comment peut-i1 y avoir un monde si Dieu est partout?
– Si Dieu est “Tout en tout’: comment peut-il y avoir des choses qui ne soient pas Dieu ?
– Comment Dieu peut-il créer le monde ex nihilo, s’il n’y pas de néant ?
Rabbi Isaac Louria répondit en formulant la théorie du tsimtsoum (“retrait”). Selon cette théorie, le premier acte du Créateur ne fut pas de se révéler lui-même à quelque chose d’extérieur. Loin d’être un mouvement sur le dehors ou une sortie de son identité cachée, la première étape fut un repli, un retrait ; Dieu se retira “de lui-même en lui-même” et, par cet acte, abandonna au vide une place en son sein, créa un espace pour le monde à venir.
En un certain point, au sein de la lumière de l'”in-fini” (en sof), l’essence divine, ou la «lumière« : s’éclipsa; un espace était laissé vide au milieu. Par rapport à l’infini, cet espace n’était pas plus qu’un point infinitésimal, mais par rapport à la création, c’était tout l’espace cosmique. Dieu ne put se manifester que parce qu’au préalable il s’était retiré.
Cet espace vide laissé par Dieu est appelé hallal hapanouï. Dans cet espace, de cet espace, Dieu infini avait disparu. En hébreu, le verbe “disparaître” est une racine qui se dit élèm. Le lieu de la disparition se dit olam. Olam, c’est l’espace de l’absence et du retrait dans lequel toute la création va trouver place. Olam n’est pas le monde, mais la possibilité même du monde, de tous les mondes. (Avec le temps, le mot olam est devenu le terme classique pour dire le “monde’: mais il faut se rappeler que ce n’est qu’un sens second car olam n’est pas “le monde” proprement dit mais “l’espace” qui donne lieu au monde.)
Il existe une tradition philosophique et théologique qui énonce: en général, on dit que Dieu a créé le monde, à partir de rien, ex nihilo, en hébreu yèch méayin. Dieu dit ainsi: “Que la lumière soit!”, et la lumière fut. Et de même pour le reste de la création. Or, la kabbale dit exactement l’inverse: le monde a été créé comme rien à partir de quelque chose, ayin méyich. Au lieu de dire, comme le philosophe Leibniz au XVIIe siècle : “Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?”, la kabbale dira : “Pourquoi n’y a-t-il rien plutôt que quelque chose?”
Pour la kabbale, au début, il existe une seule réalité, absolue, infinie, qui remplit tout, de haut en bas et d’un côté à l’autre : c’est l’être de Dieu. Ce n’est donc pas le rien qui existe, mais le “tout absolu’: Et cette “lumière supérieure infinie”, selon l’expression hébraïque, occupe tout l’espace existant. Il n’y a pas de place pour autre chose. Et donc, logiquement, le monde n’est pas possible. Pourtant, nous sommes là et le monde existe. Autre que l’essence absolue de Dieu. Que s’est-il passé?
La lumière infinie s’est rétractée, retirée, au centre de l’infini. Cette contraction- retrait, c’est le tsimtsoum. Dieu a ainsi laissé cet espace vide de Dieu, un espace athée, a-théologique. Pour la kabbale, l’univers est né non parce que le Créateur a créé de l’être, quelque chose, à partir de rien, mais parce que Dieu, l’Infini, a laissé de la place, du vide à partir duquel la création a été rendue possible.
Au commencement était le vide… Rabbi Isaac Louria ne se contente pas de décrire ce retrait de l’infini. Il va plus loin en se demandant quelles sont ces forces à l’oeuvre dans la création qui font en sorte que l’infini rétracté reste sur la périphérie de l’espace vidé et ne le réinvestisse pas. En un mot, quelles sont les forces qui maintiennent le vide?
Un kabbaliste n’est pas seulement quelqu’un qui regarde le monde, mais quelqu’un qui se demande comment le monde fait pour être ce qu’il est? Apprentissage du regard qui nous apprend que le monde n’est pas un objet figé mais qu’il est en perpétuelle dynamique, en devenir. Une comparaison avec le travail du peintre peut aider à comprendre la pensée du kabbaliste. Wassily Kandinsky, par exemple, est connu pour ses tableaux avec des droites, des droites brisées, des demi-cercles … Si l’on demande à un spectateur ce qu’il voit sur un tableau de Kandinsky, il répondra: une ligne droite, une droite brisée, une courbe, et ainsi de suite. Mais Kandinsky répondra sans doute que son tableau représente les forces à l’œuvre qui font que la ligne ou le cercle sont brisés. Autrement dit, il ne voit pas le monde comme une succession discontinue d’objets épars, mais comme le mouvement même de la genèse du monde, ou des forces contraires sont à l’œuvre.
La kabbale ne dit pas autre chose. Elle interroge le monde en genèse, en voie d’être, et non pas le monde posé là, avec ses éléments dispersés. Devant l’infini qui s’est rétracté pour faire de la place au monde, Rabbi Isaac Louria pose la question: quelles forces sont à l’œuvre, qui interdisent à l’infini de réinvestir l’espace, de l’annuler, et qui permettent inversement au monde de tenir et de subsister? Rabbi Isaac Louria a imaginé une force qui viendrait du vide lui-même, comme s’il y avait dans le vide cosmique une voix qui dirait et répéterait à l’infini: “Cela suffit! Ne reviens pas!”
En hébreu, cette force a pris le nom de chaddaï, mot qui veut dire “assez, cela suffit”, abréviation de “celui qui a dit au monde que cela suffit”. C’est aussi le nom de Dieu, dans le sens de la force qui interdit à l’infini de réinvestir le vide qu’il avait laissé. L’univers est basé sur ce vide, il ne peut exister sans ce dernier. Pour résumer la théorie du tsimtsoum, la création s’est faite par un évidement ou retrait de l’infini et par une force qui maintient l’infini à la périphérie, force qui se nomme chaddaï.
Le deuxième tsimtsoum: le rayon de lumière
Que se passe-t-il après le tsimtsoum? D’un côté, l’infini ne peut réintégrer l’espace, car il annulerait la possibilité de la création, d’un autre côté, s’il ne se passe rien, le monde n’est pas créé ! Les kabbalistes proposent une seconde phase du tsimtsoum ou l’infini réintègre bien l’espace vide, mais sous la forme contractée d’un rayon de lumière-énergie à partir duquel les mondes vont être créés. Ce rayon s’appelle le qav.
La lumière pénètre dans l’espace vide sous forme d’énergie-lumière et elle devient matière sous la forme de dix réceptacles, auxquels la kabbale a donné le nom de sefirot, qui vont accueillir et contenir la lumière. La lumière qui a créé ces sefirot les remplit successivement. Elle atteint la première sefira qui, une fois remplie, transmet la lumière en surplus a la sefira suivante. La lumière ainsi entrée sous la forme d’un rayon va être à l’origine de la créationdes mondes et des forces qui y seront à l’œuvre.
La chevira ou la brisure des vases
La deuxième étape du processus de la Création dans la kabbale de Louria se nomme chevirat kelim ou “brisure des vases’: Après le tsimtsoum, la lumière divine jaillit dans l’espace vide sous forme d’un rayon en ligne droite. Cette lumière se nomme adam qadmon, c’est-à dire l'”homme primordial”. L’adam qadmon n’est rien d’autre qu’une première figure de la lumière divine qui vient de l’essence de l’en sof (infini) dans l’espace du tsimtsoum, non pas de tous côtés, mais comme un rayon dans une seule direction.
Au départ, les lumières émanées étaient équilibrées, c’est-à-dire homogènes (or yachar, veor hozère), puis les lumières qui jaillirent des yeux de l’«homme primordial» émanèrent selon un principe de séparation, atomisées ou punctiformes (olam haneqoudim).
Ces lumières étaient contenues dans des vases solides. Quand ces lumières en émanèrent, leur impact se révéla trop fort pour leurs récipients qui, ne pouvant plus les contenir, éclaterent. La majeure partie de la lumière libérée remonta à la source supérieure, mais un certain nombre d'”étincelles” demeurèrent collées aux fragments des récipients brisés. Ces fragments, de même que les “étincelles” divines qui y adhéraient, “tombèrent” dans l’espace vide. Ils y donnèrent naissance, à un moment donné, au domaine de la qlipa, c’est-à-dire l’ «écorce» ou la “coquille” que la terminologie kabbaliste nomme l’«autre côté».
L’exil
La “brisure des vases” introduit dans la Création un déplacement. Avant la brisure, chaque élément du monde occupait une place adéquate et réservée: avec la brisure, tout est désarticulé. Tout est désormais imparfait et déficient, en un sens, “cassé” ou “tombé’. Toutes les choses sont « ailleurs » écartées de leur place propre, en exil… Insistons sur cet aspect fondamental de l’explication de Louria. Les termes essentiels sont ici les mots “exil” et « étincelle ». Les étincelles de sainteté sont tombées dans le monde et sont entourées par
des écorces qui empêchent de les atteindre. Le travail de l’homme sera de les briser. L’exil n’est plus seulement celui du peuple d’Israël, mais d’abord l’exil de la présence divine dès l’origine de l’univers.
Ce qui advient dans le monde ne peut être que l’expression de cet exil primitif et essentiel (on serait tenté de dire ontologique). Que la présence divine, la chekhina, soit ontologiquement en exil est une idée révolutionnaire et hardie. Toute l’imperfection du monde s’explique par cet exil.
L’importance historique de ces idées est évidente. Elles fournissent une réponse immédiate au problème le plus important de l’époque: l’existence d’Israël en exil. Le système de Louria donne aux juifs l’assurance qu’ils ne sont pas les seuls concernés par leurs souffrances mais que celles-ci contiennent un mystère profond. L’amère expérience d’Israël n’est que le symbole, fut-il douloureux et concret, d’un conflit au cœur de la Création.
Cette explication kabbaliste est d’une originalité saisissante dans la mesure ou elle ne considère pas l’exil uniquement comme une épreuve pour la foi, ni comme une punition pour les fautes, mais avant tout comme une mission.
Comme nous allons maintenant le montrer en détail, le but de cette mission est d’élever les étincelles saintes dispersées, et de libérer la lumière divine et les âmes saintes du domaine de la qlipa, que représentent sur un plan terrestre et historique la tyrannie et l’oppression.
Le tiqoun ou la réparation
Le tiqoun, qui signifie “réparation”, “restauration” ou « réintégration » , est le processus par lequel l’ordre idéal est rétabli; c’est la troisième phase fondamentale du grand cycle proposé par Louria.
La “brisure des vases” est une défectuosité qui requiert réparation; la création, d’un point de vue divin comme sur le plan humain, doit entrer dans un processus de tiqoun. Il faut ramener les choses à leur place et à leur nature propre. La réparation ne peut se faire d’elle-même, c’est à l’homme qu’en incombe la responsabilité. L’homme devient ainsi responsable de l’histoire du monde. La philosophie de l’histoire de Rabbi Isaac Louria devient une philosophie engagée où l’homme acquiert une place centrale. L’homme et Dieu sont associés dans la Création. Il est vrai qu’après la “brisure des vases”, Dieu a révélé de nouvelles lumières et a déjà commencé à réparer le monde, mais cette réparation n’est pas terminée. L’action divine ne l’a pas entièrement réparé. L’acte décisif a été confié l’homme. On peut dire que l’histoire de l’homme est l’histoire du tiqoun, c’est-a-dire l’histoire de l’échec du tiqoun. Sans cet échec, l’histoire elle-même n’existerait pas et l’homme serait un être achevé, c’est-à-dire mort. L’impossibilité de la réussite du tiqoun, de cette atteinte de la réparation, définit l’homme comme un être “à être” dont l’éthique n’est plus celle de la perfection, mais de la perfectibilité.
La seconde brisure
Au niveau des textes de Rabbi Isaac Louria, on rencontre l’idée d’un premier essai du tiqoun avec adam harichone, “Adam le premier homme’: Adam aurait dû réparer le monde, mais il n’a pas accompli sa tâche. S’il l’avait fait, la Genèse aurait conduit immédiatement à l’état messianique, ce qui veut dire qu’il n’y aurait pas eu de développement historique. L’exil cosmique aurait pris fin, Adam aurait été l’agent de la rédemption qui aurait rétabli le monde dans son unité. Le processus historique aurait été achevé avant même d’avoir commencé. Hélas, ou plutôt heureusement, Adam échoua. Au lieu d’unir ce qui devait être uni et de séparer ce qui devait être séparé, il sépara ce qui était uni : “Il sépara le fruit de l’arbre.”
L’échec du premier homme ramena le monde qui était presque réparé à un état antérieur. Ce qui s’était passé lors de la “brisure des vases” se reproduisit. Les bouleversements provoqués par cette brisure sur le plan ontologique furent répétés et reproduits aux niveaux anthropologique et psychologique. L’entrée de l’homme dans le jardin d’Eden correspond au moment de la presque restauration de la brisure. L’épisode du fruit et la sortie du jardin marquent la seconde brisure.
Voyage des étincelles
La mission qu’avait Adam de réparer et restaurer les mondes rejaillit maintenant sur ses descendants, mais de manière incomparablement plus difficile et plus complexe. Avant son échec, Adam comprenait en lui l’ensemble des autres âmes humaines à venir. Avec la seconde brisure, les “étincelles” d’âmes humaines partagèrent désormais le destin de la chekhina divine enfermée dans les fragments dispersés des récipients brisés: elles firent emprisonnées dans des “écorces” (qlipot). Ainsi le tsimtsoum, la chevira et le tiqoun ne sont ils pas seulement des dimensions cosmologiques à reléguer dans un passé mythique: ils concernent l’homme, l’humanité de l’homme en général. Rabbi Isaac Louria enseigne que l’âme est composée de six cent treize parties: chacune de ces parties est subdivisée à son tour en six cent treize parties ou “racines” (chorèch); chacune de ces “racines” dites majeures se subdivisant elle-même en un certain nombre de “racines” mineures ou “étincelles” (nitsotsot). Chacune de ces “étincelles” est une âme individuelle sainte. Si Adam avait accompli sa mission, toutes ces âmes et étincelles seraient demeurées en son sein; elles auraient réalisé ensemble la restauration, le grand tiqoun. L’échec d’Adam ruine totalement la possibilité de ce grand tiqoun. Des âmes remontèrent vers le haut, à leur racine, qui ne reviendront pas avant la réussite du tiqoun. D’autres âmes demeurerent au sein d’Adam.
La plupart des “âmes-racines” et des “âmes-étincelles” sortirent d’Adam pour tomber dans le domaine de la qlipa, l’«écorce», et constituèrent dans le domaine de l’autre côté” un “anti-Adam’: négatif de l’homme primordial’: adam qadmon, que l’on rencontre dans le domaine de la sainteté. L’homme entra alors sur la scène de l’Histoire, participant de l’Adam et de l’anti-Adam, du “côté de la sainteté” et de l’«autre côté».
L’élévation des étincelìes
Dans le système de Louria, le tiqoun implique deux opérations: d’une part, le rassemblement des étincelles divines tombées en même temps que les fragments des vases brisés dans le domaine des “écorces” (qlipot); d’autre part, le rassemblement des âmes saintes emprisonnées dans les “écorces” et soumises à l’anti-Adam.
Ces deux opérations de tiqoun sont comprises dans le symbole de l’«élévation des étincelles» Ce symbole exprime le sens véritable et le mystère de l’histoire de l’humanité, et d’Israël en particulier. Certaines âmes sont des étincelles du “domaine de sainteté’: d’autres sont issues de la qlipa de l’«autre côté». La qlipa contient aussi des étincelles saintes qui attendent leur tiqoun, la brisure de l’écorce qui les délivrera. Depuis l’exclusion d’Adam du jardin d’Eden, chaque moment important de l’histoire est l’occasion d’un tiqoun, mais aucun ne porte ses h i t s de manière radicale. La relecture kabbalistique des textes traditionnels, Bible et Talmud, insiste sur ces moments privilégiés, leurs tentatives et leurs échecs. La révélation de la Tora au mont Sinaï, par exemple, fut un temps de tiqoun: le monde était sur le point d’être totalement restauré mais la faute du Veau d’or ramena tout à un certain niveau de chaos.
Remarque importante:
La loi fut donnée à la suite de cette nouvelle brisure pour réaliser un tiqoun ultérieur au moyen des commandements. Rappelons que l’on répertorie six cent treize commandements ayant chacun pour fonction la possibilité de la restauration des six cent treize parties de l’Adam primordial.
Les étincelles individuelles
Dans les paragraphes précédents, nous avons parlé d’étincelles de manière générale et collective. On doit ici insister sur l’existence d’étincelles individuelles” qui constituent la particularité et l’unicité de chaque homme. L’âme humaine se compose de différentes lumières ou aspects dont l’ensemble produit d’étincelle individuelle” de chacun.
Chaque “étincelle individuelle” est divisée en trois niveaux (néfech, rouah, nechama) et chaque niveau comporte six cent treize parties. Une hiérarchie ascendante ordonne les trois sortes d’âme de telle manière qu’un homme ne puisse réaliser l’une qu’apres avoir parfait la précédente. Deux degrés supérieurs, haya et yehida, ne sont atteints que par quelques âmes élues qui ont été illuminées par la plus haute des lumières.
La tâche de l’homme est d’atteindre la perfection de son “étincelle individuellen à tous les niveaux. Il est possible qu’une seule vie ne suffise pas pour ce travail. Il se peut que le tiqoun doive être réalisé laborieusement et par étapes au cours de nombreuses vies et transmigrations (guilgoulim). Cette idée du guilgoul, de la «transmigration» est corollaire de la théorie de l’«étincelle individuelle» et a pénétré la conscience ou plutôt l’inconscient du judaïsme.
De manière étrange, c’est une idée qui a été refoulée par la suite.
Il est important chez les kabbalistes de l’école de Louria de découvrir la racine de leur âme comme si seule cette connaissance permettait à l’homme de restituer son âme à sa racine céleste.
“Il incombe à chaque homme de chercher avec application et de connaître la racine de son âme afin de pouvoir la parfaire et la rétablir dans son état origine1 qui est l’essence de son être. Plus un homme se perfectionne, plus il se rapproche de son être propre.” (R. I. Louria, rapporté par E. Hoffman)
Remarque importante:
Il existe un lien interne, sorte de sympathie entre les âmes, qui rattache toutes les étincelles provenant d’une même racine, et celles-ci – et elles seules – peuvent s’entraider et s’influencer réciproquement grâce à leur tiqoun commun.
Exil et étincelles
Nous avons montré que l’exil est la conséquence de la brisure. La question du “pourquoi” de l’exil hanta les générations contemporaines de l’expulsion des juifs d’Espagne et d’autres pays. Le succès du système de Louria vient en grande partie – comme Scholem l’a souligné – du fait qu’il constituait une réponse aux bouleversements historiques de son époque. Louria propose en effet un système explicatif – une thèse philosophico-mystique du processus historique – qui prend l’homme a partie en le responsabilisant sur les destinées du monde et la possibilité de la rédemption. L’homme responsable de l’Histoire est encore à entendre dans son sens collectif. Le peuple d’Israël tout entier est revêtu d’une fonction propre. Il doit préparer le monde du tiqoun, ramener chaque chose à sa place; il a le devoir de rassembler, de recueillir les étincelles dispersées aux quatre coins du monde.
Par conséquent, le peuple lui-même doit être en exil aux quatre extrémités de la terre. L’exil n’est pas seulement un hasard, mais une mission qui a pour but la réparation et le “tri’: En effet, la réparation s’accomplit sous la forme d’un “tri” du bien à partir du mal, visant la séparation absolue des domaines du saint et de l’impur qui se sont mélangés lors de la brisure originelle et de l’épisode du fruit dans le jardin d’Eden.
Les enfants d’Israël sont complètement engagés dans le processus de l’ «élévation des étincelles» non seulement à partir des lieux qu’ils foulent de leurs pieds dans leur exil, mais aussi au sein de l’exil cosmique ou ils sont jetés intérieurement et qu’ils mènent à son terme peu à peu par leurs actes. C’est d partir de cette conception, nous y reviendrons, que les maîtres hassidiques créeront la théorie et la pratique des voyages, non pas initiatiques, mais qui ont trait à l’«élévation des étincelles».
Créer le Messie…
Très vite, les idées de Rabbi Isaac Louria frappèrent l’imagination du public. Nous avons expliqué que ce fait est dû essentiellement au caractère explicatif de la théorie étudiant la situation historique des juifs de l’époque. Un autre facteur est à souligner, à savoir le caractère concret des images proposées par Louria. Ces images sont simples, même si les commentaires que l’on peut en faire savent être subtils et profonds.
Dans la période que nous analysons ici, le XVIIe siècle, les juifs, riches ou pauvres, vivaient dans un sentiment d’incertitude constant. Personne n’était à l’abri des fluctuations économiques et des effets défavorables des événements politiques. De ce fait, il n’y avait pas de différence essentielle sur le plan socio-psychologique entre les différentes communautés de la diaspora.
Dans ce contexte, le renouveau religieux à Safed et la kabbale lourianique remplirent une fonction idéologique qui dépassa considérablement la seule visée religieuse de ses initiateurs. Les images concrètes des tsimtsoum, chevira et tiqoun acquirent rapidement une dimension nationale et un grand pouvoir dynamique. Le tiqoun, sorti du domaine purement mystique, non considéré sous son aspect cosmique et ontologique, prit surtout un caractère politique, qui s’est traduit dans un premier temps par la création d’une tension de nature messianique. La “réparation” du tiqoun se transforma rapidement en “rédemption” des âmes et des corps. Le tiqoun fut entendu comme rédemption de l’individu et de la collectivité.
Le rôle du Messie
Lorsque l’homme et la communauté auront accompli leur rôle actif symbolisé par l’«élévation des étincelles», le tiqoun sera achevé; la “réparation” sera terminée et toutes les choses se trouveront à la place qu’elles avaient au temps primordial du monde. Ce moment sera celui de la «rédemption». La “rédemption vient d’elle-même car elle n’est rien d’autre que la Réparation” (R. I. Louria, rapporté par G. Scholem, in Le Messianisme juif). Les deux notions sont identiques. Si le monde est réparé, il est impossible que la “rédemption” ne survienne pas, puisqu’elle ne fait qu’exprimer l’état parfait et impeccable du monde, un monde harmonieux où chaque chose se trouve à sa place. Cela revient à dire que travailler à la “réparation” du monde consiste de fait à travailler à sa “rédemption’: Pour Rabbi Isaac Louria, notre rôle est de réparer le monde intérieur et extérieur par nos actions. Cette idée est l’une des plus fondamentales car elle confère aux mitsvot (préceptes de la loi, halakha en hébreu) une signification et une dimension cosmiques. Dès lors, il existe un lien entre le judaïsme traditionnel, ses préceptes et ses idées, et les forces fondamentales mystérieuses à l’œuvre dans le monde.
L’homme qui accomplit un précepte ne fait plus simplement que l’accomplir, il se livre à une action universelle. Il répare quelque chose. L’action de l’homme devient le moteur même de l’histoire. Par nos actes, nous sommes tous engagés dans une unique aventure messianique à laquelle nous sommes tenus de participer. Dans ce contexte, le Messie n’est pas celui qui produit la rédemption, il n’est que la manifestation de sa réussite. On ne peut plus attendre le Messie, on doit le créer. En tant que symbole de l’achèvement du tiqoun, le Messie perd sa valeur personnelle, et on comprend pourquoi il a si peu d’importance dans la kabbale de Rabbi Isaac Louria.
Ces notions sont révolutionnaires dans la mesure où elles bouleversent les idées reçues. La notion d’un homme-messie disparait. Il n’y a plus un sauveur qui rachète l’humanité par sa simple existence et sa simple souffrance. Ã partir de Louria, on n’attend plus un mouvement messianique déterminé, lié à un Messie nommément désigné; le Messie devient le peuple d’Israël tout entier. Et c’est ce peuple d’Israël en son entier qui se prépare à réparer la cassure originelle. On comprend dans ce contexte que la rédemption d’Israël au sens national et politique du terme) ait été une perspective très réelle. Pour terminer ce résumé des concepts clefs de la nouvelle kabbale, on peut dire que sa révolution consista précisément à rendre au juif, et à l’homme en général, le sentiment de sa responsabilité et de sa dignité en lui faisant prendre conscience que l’Histoire n’est pas une fatalité, que le juif n’est pas destiné à être malheureux, mais qu’il a en lui, de manière collective et individuelle, les ressources d’un combat pour le bonheur, les forces de sa liberté.
M.A. Ouaknin: Mystères de la kabbale, Paris 2002, p. 191-206